Mon année Salinger de Joanna Smith Rakoff

Joanna Smith Rakoff

Joanna Smith Rakoff

« Nous étions des centaines, des milliers, à nous habiller avec soin dans la lumière grise du matin à Brooklyn, du Queens, du Lower East Side, à quitter nos appartements, croulant sous le poids de nos fourre-tout gonflés de manuscrits que nous lisions dans la queue de la boulangerie polonaise, du deli grec, du diner du coin, en attendant de commander notre café, léger et sucré, et notre viennoiserie à emporter dans le métro, où nous espérions trouver une place assise afin de pouvoir lire encore avant d’arriver à nos bureaux de Midtown, Soho, Union Square (…) ». 

 

L’auteur du récit, Joanna Smith Rakoff, a travaillé à la fin des années 90 en tant que secrétaire dans une prestigieuse agence littéraire new-yorkaise dont l’auteur phare n’était autre que le mythique J.D. Salinger. L’évocation de l’auteur de L’Attrape-Coeurs et de Franny and Zooey donne lieu à un très joli récit d’apprentissage à la fois sentimental et littéraire. Avec un bonheur et un sentiment d’étonnement intact plusieurs années après, Joanna Smith Rakoff décrit les tensions contraires qui régissent (et bouleversent) cette période déterminante de son existence: au sein de l’Agence entre les générations, dans sa vie sentimentale auprès d’un homme veule qui ne l’aime pas, dans son entourage d’amis à l’heure des choix de vie, sans oublier les galères d’argent dans une ville inabordable, inaccessible étoile qui cristallise tous les désirs et toutes les ambitions.

Alex Katz, Black hats (2012)

Alex Katz, Black hats (2012)

La patronne de la jeune femme, figure distante et un brin tragique incarne à la perfection cette élite new-yorkaise vieillissante et hermétique, figée dans le souvenir d’un passé flamboyant qui n’est plus. Gardienne du temple « Salinger », c’est tout un mode de vie (et de travail) qu’elle tente de préserver jusqu’au pathétique, car au mépris du temps qui passe, des moeurs et des méthodes qui évoluent et surtout au risque de perdre des « clients » (à l’instar de la célèbre auteur jeunesse Judy Blume qui décide d’aller voir ailleurs).

Bien que Joanna Smith Rakoff n’ait croisé J.D. Salinger qu’une seule fois, au cours d’une brève rencontre un peu ratée, l’écrivain a néanmoins donné une couleur et une saveur particulières aux quelques mois qu’elle a passés à répondre aux lettres des fans et à éconduire les demandes de journalistes, baignant dans le mystère un peu fou et halluciné d’un des grands mythes vivants du XXème siècle. Expérience aussi éprouvante qu’exceptionnelle et que l’auteur considère à juste titre comme le principal révélateur de son désir de devenir écrivain à part entière.

Mon année Salinger de Joanna Smith Rakoff, traduit par Esther Ménévis, Editions Albin Michel (2014)