Wigtime, une nouvelle d’Alice Munro

Dernière nouvelle du recueil Friend of my youth d’Alice Munro paru en 1990, Wigtime raconte les retrouvailles, après trente ans d’absence, de deux amies d’enfance, Margot et Anita.

William Eggleston

William Eggleston

A partir d’un ressort classique assez simple, Alice Munro tire un récit complexe et haletant, comme une histoire policière sans crime parsemée d’indices qui oblige le lecteur à revenir sur ses pas et à y regarder à deux fois.

Le titre en lui-même, Wigtime, révèle la dualité virtuose sur lequel fonctionne l’ensemble du récit: littéralement « le temps de la perruque », le signal Wigtime évoquant l’enfance et ses ententes secrètes est en réalité une mise en garde lourde de sens sous laquelle pointent les blessures de l’âge adulte et ses compromis.

Plusieurs temps et ainsi, plusieurs âges coexistent dans l’histoire. Adultes, autour de la cinquantaine, Anita et Margot semblent porter en elles leur double adolescent avec lequel elles se confondent encore parfois dans un effet de une mise en abîme en trompe-l’œil (« She flipped Anita’s hair. « How come you’re not gray ? Any help from the drugstore ? You look pretty ». She said this without envy, as if speaking to somebody younger than herself, still untried and unseasoned »).

Le va-et-vient entre deux époques, celle l’enfance pauvre et rurale sur les rives du Lac Huron dans les années 50 et celle des retrouvailles trente ans plus tard, articule moins le récit qu’il ne renseigne sur l’omniprésence du passé, jamais éteint, toujours vivace et sur la manière dont il a continué et continue à influer sur le présent et sur les choix de vie. Epanouies et plutôt satisfaites du chemin accompli – Margot avec ses enfants et sa grande maison moderne avec piscine avec vue sur le lac et Anita avec son indépendance matérielle, ses amants et sa nouvelle carrière d’anthropologue –, les deux femmes n’en sont pas moins hantées par leurs origines et surtout par cette dernière année de lycée au cours de laquelle leur vie a changé.

Joseph Sterling. The Age of Adolescence -1959-64

Joseph Sterling. The Age of Adolescence -1959-64

Le présent, neutre en apparence, recèle à profusion des traces du passé que l’on découvre non sans délectation, comme dans un jeu de pistes: la couleur des cheveux des enfants de Margot, le métier de son mari (dont on devine peu à peu, sans que le nom soit mentionné, l’identité), le métier d’anthropologue d’Anita, les propos décousus et désapprobateurs de la mère de celle-ci, à l’hôpital sur son lit de mort :

« Even in her present sunken, hallucinatory state, her mother had recognised her, and gathered her strenght to mutter, « Down the drain ». »

Comme si le temps ne s’était pas écoulé, un reproche implicite relayant un autre, cette séquence d’hôpital est une réplique inversée d’une autre séquence d’hôpital, trente ans plus tôt, lorsqu’Anita est hospitalisée après une opération de l’appendicite et que sa mère vient tous les jours veiller sur elle. En écho à la mort de la mère répond celle, symbolique, de la jeunesse des deux jeunes filles au moment central et décisif où leur histoire bascule à jamais, la maladie inopinée de l’une permettant à l’autre d’être « choisie » par l’homme dont elles sont toutes les deux secrètement amoureuses:

« She had the feeling that her mother was seeing the same thing that she herself could see – Anita unfit, passed over, disregarded, not just by Margot but life. Didn’t her mother feel an angry disappointment that Anita was not the one chosen, the one enfolded by drama and turned into a woman and swept out on such a surge of life ? She would never admit that. »

L’histoire se répète inlassablement, à l’instar de l’adultère du mari de Margot qui rappelle de manière vertigineuse le début sulfureux de leur couple, et donnant l’impression d’une temporalité circulaire (et irrémédiablement figée dans le cas du personnage de Teresa).

Alice Munro

Alice Munro

Plus qu’un lien entre les personnages, le passé est un puissant aimant qui influe sur les trajectoires. De ce fait, Anita et Margot n’ont rien oublié et le récit qu’elles font l’une à l’autre des trente dernières années est traversé par un désir secret de réparation, de retour à ce moment de grâce que fut leur adolescence, malgré les conditions de vie difficiles (les longs trajets dans le froid et la neige pour se rendre au lycée de la ville, l’angoisse d’être prises pour des « bouseuses », la violence du père de Margot etc.).

 « Better moments intervened (…) They could never be deeply unhappy, because they believed something remarkable was bound to happen to them. They could become heroines; love and power of some sort were surely waiting. »

Ainsi, c’est à la suite de la vision aussi fugace que fulgurante d’un homme lui rappelant son béguin d’adolescence qu’Anita, bouleversée, se sépare de son époux et entame enfin les études auxquelles elle se destinait des années plus tôt avant de troquer littéralement son rêve contre celui de son amie, celle-ci ayant eu alors « mieux » à faire. C’est la force d’attraction et de répulsion du passé qui pousse Margot à se déguiser (Wigtime!) pour aller surprendre son mari en compagnie d’une jeune fille et plus tard, à négocier son silence et son pardon contre le confort matériel et une grande maison.

Andrew Wyeth, Christina’s world (1948)

Plus troublant encore est l’aveu que Margot fait de ses visites régulières à Teresa, la première femme de son mari, à l’asile psychiatrique. Personnage du passé que l’on croyait définitivement disparu, Teresa réapparaît à la fin de la nouvelle, presque exactement la même, bavarde et coquette à l’excès. Ressassant indéfiniment l’histoire de son arrivée au Canada sur le bateau des mariées de guerre, Teresa, déçue, mal aimée, trompée a finalement choisi de ne plus descendre. Figée dans une croisière sans fin, elle est inaltérée, comme au premier jour. Margot vient la voir autant par culpabilité mais que mue par un sentiment plus obscur, entre la dépendance affective à ce passé que Teresa, poupée désincarnée et amnésique, symbolise à merveille et la nécessité indispensable de ne pas oublier. De garder présent à l’esprit comment les choses ont commencé et comment elles peuvent encore, sait-on jamais, mal tourner.

 « We’re all on the boat » says Margot. « She (Teresa) thinks we’re on the boat. But she’s the one Reuel is going to meet in Halifax, lucky her ».