L’herbe des nuits de Patrick Modiano

Magritte, Les regards perdus, 1927-1928

Magritte, Les regards perdus, 1927-1928

 

Dans le Paris des romans de Patrick Modiano, il existe des « zones neutres » au sein desquelles le narrateur, au hasard d’une longue errance sans fin, trouve un répit momentané. Ce sont de rares quartiers, des rues, quelques lieux anonymes et banals et qui ne sont rattachés à aucun souvenir douloureux ni chargés du poids de l’histoire. Dans L’herbe des nuits, les zones neutres offrent aux deux amants, Jean et Dannie, une courte parenthèse durant laquelle l’apaisement et l’oubli semblent possibles.

L’histoire de Jean et de Dannie est celle de deux trajectoires solitaires qui se croisent dans une ville qui, en dehors de ses zones neutres, est un champs miné, une carte de la douleur peuplée de spectres et de « trous noirs » et sur laquelle plane une menace sourde que seuls les « imposteurs » ressentent, celle d’être démasqué et reconnu.

Tom Palumbo, Pout, Paris, 1965

Tom Palumbo, Pout, Paris, 1965

Lorsque Jean rencontre Dannie, il trouve en elle à la fois un double féminin, en sursis et illégitime comme lui (marqué de «  ce « quelque chose de grave », cette cassure, ce handicap, ce péché originel – j’essaye vraiment de trouver les mots justes – ce poids que nous traînions malgré notre jeunesse et notre insouciance ») mais aussi un guide à travers la nuit et à travers l’oubli. Des années plus tard, la remontée du temps à travers les dédales de la mémoire se règlent sur leurs pas dans les rues de Paris et peu à peu devient une traversée des apparences. Les façades devenues « neutres » avec le temps laissent apparaître des « brèches » temporelles qui mettent à jour, au fil du roman, un passé étrange, souvent sordide, reflet d’une histoire intime douloureuse tenue secrète, « à la merci de certains silences ».

Durant les trois mois que dure leur histoire, Dannie entraîne Jean dans un parcours de spectre, une ronde de nuit qui se révèle après coup moins innocente qu’elle n’y paraissait alors, entre la clandestinité et l’effraction.

Elle a ouvert la porte dans l’obscurité puis l’a refermée doucement derrière nous. Elle cherchait à tâtons l’interrupteur, et une lumière jaune est tombée du plafonnier du vestibule. Elle m’a prévenu que désormais nous devions parler à voix basse et ne pas allumer d’autres lumières. Tout de suite, à droite, la porte entrouverte d’une chambre dont elle m’a dit que c’était la sienne. Elle m’a entraîné dans le couloir, devant nous, qu’éclairait la lumière du vestibule (…) Tout au fond, une chambre avec un grand lit à carreaux de cuivre et un papier peint à motifs bleu ciel. Quelques livres étaient empilés sur la table de nuit. J’ai craint brusquement d’entendre la porte d’entrée claquer et que la personne qui habitait ici nous surprenne. Elle ouvrait les tiroirs des tables de nuit les uns après les autres et les fouillait. Au fur et à mesure, elle en tirait quelques papiers qu’elle enfonçait dans la poche de son manteau.

Se dévoile ainsi un beau et mélancolique personnage de damnée (« Dannie »), celui d’une petite délinquante en perpétuelle cavale, une créature de la nuit aux mensonges faciles, trahie quelquefois par un accent des faubourgs vite contenu, kleptomane, ayant fait de la prison et fréquentant les hôtels louches et la petite pègre parisienne. Elle a vécu sous plusieurs identités et Dannie, bien sûr, n’est pas son vrai prénom. Elle n’a pas 21 mais 24 ans. Elle n’est pas née au Maroc comme elle le prétend etc. Chez elle, au bout du compte, rien n’est vrai et par conséquent tout est possible. Elle aurait peut-être trempé dans un crime grave. Peut-être. Mais démêler le vrai du faux – le vrai d’une fiction qui s’entremêle aux « légendes » du milieu – intéresse moins le narrateur que de guetter les messages cryptés d’un passé en embuscade et qui peut surgir à tout moment.

S’étant employée à brouiller les pistes et à ne laisser aucune trace derrière elle, Dannie ne nous apparaît jamais entière ni en pleine lumière mais toujours par fragments, masquée, à travers de rares détails (sa valise, le cabas dans lequel elle cache ses prises, les billets de banque qui tombent de sa poche, les mensonges) et des petites habitudes (son goût pour les romans policiers, ses passages à la poste restante, les verres de Cointreau qu’elle prend dans les cafés). Jamais très loin des portraits judiciaires, ces « renseignements » révèlent, par leur rareté, un dénuement poignant. La parenté avec la muse et maîtresse de Charles Baudelaire, Jeanne Duval que le narrateur croit reconnaître dans la rue (les frontières temporelles sont abolies), Jeanne Duval, disparue de l’histoire à la fin de sa vie et dont on ne sait pas la date de naissance ni la date de décès, renforce l’aura tragique d’une femme qui, contrairement à un narrateur en équilibre, « spectateur », a basculé il y a longtemps de l’autre côté.

Cy Twombly, Interiors serie

Cy Twombly, Interiors serie

L’herbe des nuits est le lit des possibles. Absent au présent, Jean, écrivain, reprend à loisir le fil interrompu des périples nocturnes du passé, à des moments où il aurait encore été possible de faire dévier les trajectoires (« Il existe une période de la vie pour cela, un carrefour où vous pouvez encore hésiter entre plusieurs chemins »), de suivre les lignes de fuite, de récupérer un manuscrit oublié, d’éteindre une lumière laissée allumée il y a longtemps, voire de rendre visite à Dannie en prison à une époque où il ne la connaissait pas encore ; et aller au bout de cette sensation vertigineuse qu’offre la mémoire, l’éternité.

Dannie, Paul Chastaignier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, « Georges », l’Unic Hôtel, rue de Montaparnasse… Si je me souviens bien, j’étais toujours sur le qui-vive dans ce quartier. L’autre jour, je l’ai traversé par hasard. J’ai éprouvé une drôle de sensation. Non pas que le temps avait passé mais qu’un autre moi-même, un jumeau, était là dans les parages, sans avoir vieilli, et continuait à vivre dans les moindres détails, et jusqu’à la fin des temps, ce que j’avais ici dans une période très courte.

L’herbe des nuits, Patrick Modiano, Editions Gallimard (2012)